Extrait du livre de Samuel Fawer avec le titre « Der Mann im Hintergrund »
La production des boîtiers et des bracelets de la Constellation Manhattan, de même que de la collection or était assurée, comme évoqué précédemment, par l’entreprise LASCOR à Sesto Calende, en Italie. Je voudrais brièvement décrire cette société, car elle m’a beaucoup impressionnée. L’usine de LASCOR était entourée d’un haut mur sur lequel patrouillait, 24 heures sur 24, un homme et un berger allemand. Peu avant la frontière suisse, se trouvait un centre de transit hautement sécurisé pour les produits qui étaient acheminés depuis l’usine jusque-là avec une camionnette blindée. Personnellement, les patrons de LASCOR, Fontana père et fils, circulaient aussi en véhicules blindés. Tous les salariés devaient porter une blouse de travail noire, afin que chaque poussière d’or soit apparente, et ils étaient contrôlés en fin de travail. Je me rendais presque une fois par mois chez LASCOR afin de discuter des problèmes, mais avant tout des délais, avec le jeune Fontana.La plupart du temps, j’étais accompagné par deux collaborateurs qui étaient responsables de la production et de la qualité des produits finis LASCOR. Pour les visites, nous utilisions presque toujours le train, et séjournions à Arona, dans un hôtel où il y avait de très bons spaghettis aux truffes blanches. LASCOR possédait également une cantine avec une cuisine italienne exquise. Je pus constater que cette maison était très bien gérée, et que la qualité de ses produits était excellente.
Début 1985, les banques souhaitèrent se désengager du holding ASUAG/ SSIH, et proposèrent à Hayek le 51% du capital-actions. Celui-ci accepta, et repris ce paquet d’actions avec un groupe d’investisseurs placés sous sa houlette, composé entre autres de l'ex-patron de la Migros Pierre Arnold et du milliardaire de l'éternit Stephan Schmidheiny. Le 28 mai 1985, Arnold devint président du conseil d’administration d'OMEGA et Thomke administrateur-délégué. Le 27 juin 1985, ASUAG/SSIH fut renommé SMH - Société suisse de microélectronique et d’horlogerie SA., et Nicolas Hayek en devint président.
Je n’oublierais jamais la première visite d’Arnold, en février 1985, à OMEGA. Nous – Peter, Robert et moi – le reçurent dans la salle de réunion, lui exposèrent la situation d’OMEGA, et je lui fis visiter les départements. Nous avons continué à discuter, et nous ne savions pas si nous devions lui offrir quelque chose à boire. Soudain, il se fit comprendre, et demanda s’il se trouvait ici dans une salle d’attente.
Naturellement, nous étions prêts et, en peu de temps, la secrétaire de direction apporta une bouteille de vin blanc et des toasts. La discussion devint immédiatement plus détendue et, après avoir bu une deuxième bouteille, nous avons pris congé de notre invité. Je reviendrais plusieurs fois à Arnold, car j’avais de très bons rapports avec lui, et je l’admirais. Comme je l’ai déjà fais remarquer, selon moi, la collection OMEGA était clairement trop grande, et c'était là l’une des principales causes des pertes des années passées. À ce moment-là, la collection OMEGA se composait des collections Standard et Or. La collection Standard, croyez-le ou non, comprenait 75 lignes de produits, 5000 références de boîtiers (par référence de boîtier, 5 à 10 cadrans différents) et 250 variantes de mouvements. Concernant la collection Or, elle offrait pratiquement la même image. Et malgré tout, Peter voulait lancer une nouvelle ligne de produits, et je devais signer une commande de boîtiers de plus de 250'000 francs. C’est ainsi que je fus confronté à une décision difficile, car j’étais de l’avis que la limite pour les nouvelles lignes de produits était atteinte. D’une part, si je refusais de signer la commande, j’entrais en conflit avec Peter, et d’autre part, je voulais préserver OMEGA d’autres dommages. Je décidais de ne pas signer la commande. Cela conduisit finalement à la séparation avec Peter, et Thomke reprit la direction opérationnelle d’OMEGA à la mi-juin 1985.
Le 12 juin 1985 fut décerné à OMEGA le « Grand Prix Triomphe » du « Comité de l’Excellence européenne », paradoxalement lié à la collection « Louis Brandt » et la « Rose des temps ». La remise eut lieu dans un grand hôtel de Genève. Etaient présents, le président et les membres du comité cité ci-dessus, le représentant de la Ville de Genève et pour OMEGA, Pierre Arnold et Ernst Thomke, ainsi que mon humble personne. Après divers discours et la remise du prix eut lieu un apéritif, suivi d’un dîner de gala. Après avoir pris congé des participants, tard dans la nuit, Thomke et moi-même décidâmes encore d’aller au Night Club le « Bataclan », afin de récupérer des « difficultés » du jour avec un whisky. Il était 1h00 du matin lorsq ue je rejoignis mon lit. A 8h00, je devais être dans un autre hôtel afin d'accueillir les représentants OMEGA pour un séminaire. Après les avoir reçus, alors que je descendais les escaliers vers la sortie, Pierre Arnold les montait en même temps, et me demanda ce que je comptais faire. Je lui ai dit que j’allais prendre le prochain train pour Bienne et organiser la visite d’OMEGA pour lui et ses collègues. Il me dit qu’il n’en était pas question, et que je l’accompagnerais à Bienne en voiture, ainsi que Thomke. La voiture en question était la Saab du regretté Duttweiler. Arnold était assis à l’avant, à coté du chauffeur, Thomke et moi à l’arrière. Durant le voyage, Arnold a parlé presque sans interruption et nous deux, derrière, disions oui, oui, en nous endormant presque. Peu avant Morges, Arnold ordonna au chauffeur de quitter l’autoroute et de nous conduire au parc de loisirs du « Signal de Bougy » qu’il avait fondé. Nous nous y sommes arrêtés, et nous avons eu l’occasion de saluer le successeur d’Arnold, Jules Kyburz, qui par hasard était présent. Nous avons fait un tour dans le parc. Arnold nous montra fièrement un arbre qu’il avait lui-même planté. A la fin de la visite, de retour à l’entrée, nous avons été surpris, car une longue table avec du vin blanc et des ramequins nous attendait. Nous les avons dégustés, mais Thomke et moi avons fait honneur au vin avec beaucoup de modération... Ensuite, le voyage reprit et, peu avant Neuchâtel, je priais Arnold de me déposer à la gare afin que je puisse rejoindre Bienne en train. Une fois de plus, il a dit non, et nous avons poursuivi jusqu’à Saint-Blaise, où nous attendait au célèbre restaurant « Boccalino » un repas de midi somptueux. Outre Arnold, Thomke et moi, étaient aussi présents Stephan Schmidheiny, Esther Grether (la patronne bâloise de Fenjal, Nivea et Kleenex) et Anton Bally (directeur d’ETA). Après le repas, à la demande d’Arnold, l’ancien chauffeur de Duttweiler me conduisit à Bienne chez OMEGA où j’organisais la réception des messieurs précédemment cités. Celle-ci eut lieu en fin d’après-midi avec une visite des locaux et des départements d’OMEGA, suivi d’un apéro riche. Je suis arrivé à la maison vers 22h00, totalement épuisé.
Le 11 novembre 1985 furent annoncées les mesures de restructuration qui devaient assurer la pérennité d’OMEGA. Thomke avait immédiatement compris, comme je l’avais déjà constaté, que la collection surdimensionnée représentait un des plus gros problèmes d’OMEGA. Les décisions suivantes furent prises et mises en œuvre :
- La collection a été radicalement réduite, passant des 75lignes de produits évoquées à quatre seulement : Seamaster, Speedmaster, Constellation, De Ville, puis à six, avec Symbol et Art qui seront lancées en 1986. Ce qui entraîna naturellement aussi une diminution massive du nombre de calibres, de modèles et de références de boîtiers.
- Les canaux de distribution ont également été redéfinis après une analyse en profondeur.
- Les marchés ont été délibérément asséchés, on a réduit par étapes les stocks d’anciens produits, et on a tenu compte de pertes supplémentaires.
- Une nouvelle stratégie marketing avec le slogan « Significant Moments » a été la base d’un quasi nouveau lancement des six lignes de produits mentionnées ci-dessus.
- Cela semble si simple, mais c’était très complexe, cela a nécessité beaucoup de réunions et de discussions, et avant tout une communication professionnelle vis-à-vis des clients et des fournisseurs. Et en plus, une charge et des coûts énormes pour la publicité. Dans le monde entier, les agents généraux ont été enthousiasmés par la nouvelle politique d’OMEGA et ont contribué à son succès. J’aurai l’occasion d’en reparler ultérieurement.
Mais ce qui me dérangeait dans toute cette évolution, et cela de mon point de vue d’horloger, était, à quelques exceptions près, l’abandon de la montre mécanique. J’espérais et étais sûr secrètement qu’un jour la montre mécanique renaîtrait.
Dans le cadre de la « Art Collection », je souhaiterais encore évoquer quelques faits et observations. La «Art Watch» était une idée de Thomke. La montre, outre un mouvement à quartz, se composait d’un boîtier en céramique noire et d’un simple cadran blanc. Le génie résidait dans le fond du boîtier en verre saphir sur lequel, à l’aide d’un procédé spécial, étaient appliqués des motifs Concrete Art exclusifs d’artistes renommés, tels que Thalmann, Lohse, Bill ou Graeser, ce qui explique le mot « art ». Il y avait une version dame et une version homme. Chaque montre était authentifiée par un système de numérotation constitué de chiffres romains, que j’avais développé. Le procédé d’application des médaillons a été mis au point et appliqué par mon ami et ancien camarade de jazz Gerhard Saner, patron de Saner Metallisation à Studen, près de Bienne. L'intérêt de cette histoire réside dans les contacts directs avec les artistes, les visites dans leurs ateliers et les discussions avec eux au sujet de l’art et du monde. Malheureusement, Thalmann est mort au cours de l’élaboration de la collection, et je me souviens avoir assisté à ses funérailles avec Thomke. « L'Omega Art » a été lancée au Kunsthaus de Zurich. Etaient présents, en plus de la direction d’OMEGA, tous les artistes concernés, ainsi que des représentants de la scène culturelle suisse et de la politique. Des discours furent prononcés, et même Arnold y participa. Pour désacraliser l’événement, un orchestre jouait du jazz. Soudain, Arnold se leva, et annonça qu’il serait du meilleur effet que le directeur technique d’OMEGA, par là il sous-entendait moi, joue un Boogie-Woogie au piano. Je ne pouvais pas faire autrement, et m’assis au piano pour jouer un célèbre morceau de jazz. Arnold m’avait attrapé et savait, grâce à nos entretiens privés, que je jouais du piano.
Secrètement une fois encore, pour moi la « Watch Art » n’était pas exactement adaptée à OMEGA, et de ce fait ne dura pas très longtemps. Mon épouse en porte de temps à autre un prototype.
En février 1986 est arrivé ce qui suit : le service après-vente d’OMEGA aux USA se trouvait alors à Lancaster, dans l’État de Pennsylvanie. Contrairement au Service mondial de Bienne, qui m’était subordonné, à Lancaster le syndicat s’opposait à ce qu’une montre endommagée puisse être réparée que par un seul et unique horloger. Le syndicat exigeait que le processus de réparation soit segmenté, et que l’horloger ne puisse réaliser qu’une certaine partie de la réparation. Naturellement, cela générait des frais supplémentaires et des sentiments de frustration pour le rhabilleur.
C’est la raison pour laquelle Thomke me chargea de faire de l’ordre à Lancaster et, si nécessaire, de court-circuiter les syndicats. À ma connaissance, les syndicats jouissaient d’une position dominante aux USA et moi, petit Suisse, je ne représenterais pas un grand problème pour eux. Cela d’autant plus que je me rendais aux Etats-Unis pour la première fois, et que je n’avais aucune idée des usages locaux. Je me suis envolé pour Philadelphie avec Swissair depuis Zurich, puis jusqu’à Lancaster avec TWA. En ce temps-là, on fumait encore dans les avions et, dans le siège à côté de moi, était assis un pilote d’essai de Boeing, lequel me raconta toute sa vie, et se révéla être un fumeur invétéré. A Lancaster, la nuit suivante, le boss vint me chercher à l’aéroport, et m’invitât à diner. Il me confirma qu’il se réjouissait que je l’aide à résoudre le problème du service à la clientèle. La nuit à l’hôtel ne fût pas vraiment reposante pour moi, et je me demandais comment je devais me comporter le lendemain. Le matin à 8 heures, le patron, Willem van Kempen, vint me chercher et me conduisit au centre de distribution OMEGA et Swatch dans lequel était intégré ledit service. Il me fit visiter tous les départements et, entre autres, un grand entrepôt dans lequel étaient stockés les accessoires Swatch. Il s’agissait de foulards, de chemises, de parapluies et de bien d’autres articles. Je savais que Swatch, aux USA, dans les grands centres commerciaux, vendait aussi des accessoires en plus des montres. Personnellement, je ne trouvais pas cela très pertinent, ce que la découverte de ces stocks bondés me confirma. Je décidai d’en informer Thomke.
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